Un procès contre les chenilles et autres bêtes nuisibles en 1547
Au mois de mars 1547, le territoire de Romans-sur-Isère et des paroisses voisines était en proie à des animaux malfaisants qui rongeaient les bourgeons des vignes et des arbres à fruit, coupaient la plante des blés et détruisaient ainsi l’espoir de la récolte.
Les consuls et les habitants de Romans-sur-Isère, alarmés de ces ravages, les signalèrent au vice-légat d’Avignon et, conformément aux idées du temps, ils invoquèrent l’autorité et les exorcismes de l’Église pour détourner d’eux ce fléau.
Le 28 mars, le vice-légat Antoine du Château (Antonius de Castro) adresse aux curés et aux autres ecclésiastiques des diocèses de Vienne et de Valence un monitoire (1), où il exhorte tous les fidèles à s’amender, à faire pénitence, à s’acquitter exactement de tous leurs devoirs de chrétiens, notamment à payer les dîmes et à s’abstenir des oeuvres serviles les dimanches et jours fériés, seul moyen d’apaiser la colère divine.
Il ordonne aux curés de publier son mandement au prône (2) de la messe paroissiale et de faire autour des champs infestés une procession pendant trois jours, en chantant des psaumes et prononçant les paroles consacrées pour mettre en fuite ces complices du démon.
Le vice-légat commet en outre à sa place l’official de Valence pour prononcer un jugement contre ces animaux nuisibles, désignés sous les noms de chanillas, serpilières (pyrales (3)), limacias, murgues (souris ou mulots), dans le cas où les cérémonies accomplies par les curés seraient demeurées inefficaces, et pour sommer ces animaux de délaisser le territoire de Romans-sur-Isère et de se retirer dans le lieu qui leur aura été réservé et où ils pourront subsister sans nuire; le tout, sous peine de malédiction et d’excommunication.
Le 1er avril 1547, les consuls de Romans-sur-Isère, nantis du monitoire qu’ils venaient d’obtenir, le présentent au parlement de Grenoble et demandent la permission de le faire publier.
Le 2, le parlement, après avoir pris l’avis du procureur général , qui s’en remet au bon plaisir de la cour, les autorise en ces termes : “Est permis aux suppliants faire publier le monitoire et la malédiction, avec les autres clauses, sans l’excommunication.”
Le 11 avril, les formalités prescrites par le monitoire furent remplies à Romans-sur-Isère et dans toutes les paroisses voisines, à Peyrins, à Saint-Paul, à Génissieux, Beaumont-Monteux, Chatuzanges, Alixan, etc.
Mais les insectes n’en tenant aucun compte et continuant leurs dévastations, force fut de les poursuivre devant le tribunal de l’officialité de Valence présidé par le délégué du vice-légat.
Le 13 avril, les consuls de Romans-sur-Isère, Bernardin Guigou, Antoine Bourguignon, Augustin Lorette et Jean Massegros le jeune, par acte reçu Bayle, notaire, donnent pouvoir à maîtres François de Turette et Maurice Alboussière, de Valence, “de comparaître, au nom de la communaulé de Romans, par devant Monsieur le vicaire de Valence.”
De son côté, l’official eut soin de nommer aux insectes intimés un curateur (4) chargé de leur défense. Cette mission fut confiée à Christophe Chambard, notaire de Valence, qui prêta serment entre les mains du juge de ne rien négliger dans l’intérêt de ses clients. Ce fut probablement à sa requête que les romanais désignèrent un champ où ces bêtes malfaisantes devaient se retirer, lorsque, sur la sommation de l’official, elles auraient abandonné les terrains qu’elles désolaient depuis si longtemps.
Ce champ, contenant environ trente sétérées (dix hectares), était situé dans le mandement de Peyrins, au quartier du Chasse, près du domaine de l’hôpital de Sainte-Foy. Ses confins sont minutieusement indiqués, et son propriétaire, Jean Mouchel, dit de Fourton, de Romans-sur-Isère, l’offre pour l’usage des chenilles, serpilières, etc., dans la cause qui est pendante à Valence contre leur curateur.
Les plaidoiries respectives n’ont pas été conservées et nous avons seulement le jugement de l’official, qui fut rendu à Valence, le 21 avril 1547.
Ce jugement reproduit presque textuellement les prescriptions du monitoire. Il enjoint aux demandeurs de faire amende honorable de leurs péchés, de ne pas travailler les dimanches et fêtes, de payer exactement la dîme. “Le plus souvent”, dit-il, “les maux qui nous affligent sont le châtiment de nos fautes.”
Il ordonne des processions pendant trois jours, et le samedi suivant un jeûne rigoureux et une aumône d’un sêtier de blé distribué en pain aux pauvres de Jésus-Christ ; puis, chaque curé doit renouveler l’Fanathème déjà porté contre les animaux malfaisants, leur intimer l’ordre de cesser leurs ravages et de se rendre tous, sous peine de malédiction, au territoire qui leur est assigné, où ils pourront vivre de fruits qui ne sont pas destinés à la nourriture de l’homme.
Ces sortes de procès contre les animaux nuisibles ne sont pas rares au moyen âge. Il en est question dès le XIè siècle et, au XVIIIè siècle, on en retrouve encore des traces. Grenoble et Valence en présentent des exemples dans le cours du XVIè siècle.
(1) Monitoire : Lettre adressée par l’autorité ecclésiastique aux fidèles leur enjoignant, sous peine d’excommunication, de dénoncer tous les faits répréhensibles dont ils ont connaissance.
(2) Prône : Instruction, accompagnée d’avis, qu’un prêtre fait aux fidèles à la messe paroissiale du dimanche.
(3) Pyrale : Insecte lépidoptère nocturne dont la chenille est particulièrement nuisible à la vigne.
(4) Curateur : Personne commise par la loi pour administrer les biens et protéger les intérêts d’une autre personne.
Sources : Bulletin de la Société d’archéologie et de statistique de la Drôme, Tome I, 1866