“Discours de Jacquemart avant de remonter en sa tour”, le 30 janvier 1949
Le 30 janvier 1949, à 18 heures, après avoir défilé toute la journée dans les rues de Romans-sur-Isère, le bonhomme Jacquemart remonta en sa tour d’où il avait été descendu le 7 novembre précédent pour être complètement refait (lire aussi Les retours du bonhomme Jacquemart).
Il fut alors donné lecture d’un discours écrit pour l’occasion par Gaston Bouchet, de la Société des Poètes Français.
Discours de Jacquemart
(avant de remonter en sa tour)
30 janvier 1949
Salut ! mes chers Amis, Romanais, Péageois,
Et vous, gens d’alentour, citadins, villageois,
Venus nombreux m’offrir vos voeux et vos hommages.
Voyez : des ans je n’ai nulle marque d’outrages.
Je suis heureux et fier d’être tout flambant neuf
En soldat martial du pur “Quatre-vingt-neuf”.
D’éminents chirurgiens, des artistes illustres
M’ont rajeuni, vraiment, de vingt ou trente lustres.
Ma voix est claironnante… et non d’un moribond ;
Aujourd’hui, je me sens l’âme d’un vagabond…
Bouquet et Donnadieu m’ont soigné tels des frères.
Leurs emplâtres, cachets, pilules et clystères
M’ont redonné vigueur, bonne mine et santé.
Tant de médicaments ont chèrement coûté.
Ils vous tendent alors une escarcelle ouverte ;
Que de tous votre main ne reste point inerte.
Jacquemart vous demande un geste généreux
Afin de rembourser ces soins très onéreux.
Ne donnez plus un franc…, ce bouton de culotte,
Mais des billets pour faire une grosse pelotte.
C’est beaucoup trop d’honneur que tant d’officiels
Ecoutent mes propos fort circonstanciels.
Je salue, avec joie, en ce jour éphémère,
Ce cher Monsieur Deval, notre distingué Maire,
Les notables, pompiers, police, reporters
Et vous, jeunes et vieux, aimables auditeurs.
Comme dans le récit pompeux de Théramène,
Je vais sur mon grand char visiter mon domaine.
Mes gardes ne sont plus affligés mais joyeux,
Car du Barragn’s les chants sont fort contagieux.
Debout, tel un Sicambre, et je défile en tête
Dans ce Romans qui vibre et dont le coeur me fête.
Je vais, sous des flonflons, parcourir les quartiers
Où mon peuple vaillant chante sur ses métiers.
Et, toujours entraîné, poursuivre mon voyage
Jusqu’au Bourg enchanteur de ce joli Péage…
N’ayant rien d’un tribun ni le ton cristalin,
Je charge le speaker, l’artiste Ginolin
De lire de sa voix forte, prenant et claire,
Mon discours moins sélect que simple et populaire.
Jadis, j’avais le “Vieux Bonhomme Jacquemart”,
Comme scribe, Seigneur ! il n’était point flemmard,
Plus de deux mille fois il m’adressa des lettres
Pétillantes d’humour et dignes de grands Maîtres.
Il n’est plus !.. Dors en paix, mon cher Albert Gérin,
Ta pensée en mon coeur se voile de chagrin…
Des cendres de l’oubli mon souvenir exhume
Le drôle Mardi-Gras et le pauvre Lafume.
Nul ne remplacera ces types étonnants ;
L’originalité perd tous ses lieutenants…
Vous souvient-il, Amis, du bruyant Café Loire
Et des concerts Blachon de joyeuse mémoire,
De l’Eden en furie où les riches fêtards
Aux chanteuses offraient des coupes de nectar,
Et des grands bals masqués d’un entrain si folâtre
Qu’Edouard Joud donnait en son branlant théatre.
On danse, maintenant, partout… quand cela plait,
Avec ce fameux jazz du Maestro Charley.
De nos trois cinémas l’engouement est extrème,
Pour entrer… c’est l’assaut !.. ou mieux… le stratagème.
Le Rugby c’est un roi, plus qu’ailleurs en ce lieu.
Que dis-je ? Un roi, jamais ! Le ballon c’est un dieu !
C’est chic d’être sportif, bouliste ou bien athlète,
On ne lit plus les vers enflammés d’un poète,
Et l’on ne s’écrit plus de tendres billets doux
En ce siècle où les gens courrent comme des fous…
Adieu, cafés chantants, Lantier et ses pataches ;
Adieu, chapeaux melons, jacquettes et moustaches ;
Adieu, jupons bouffants, cheveux longs et corsets ;
Adieu, ce bon vieux temps et le bon goût français !..
La radio remplace et concerts et musique ;
Le car a supprimé la diligence antique ;
La télévision, souveraine demain,
Va chambarder encor le pauvre genre humain.
Aussi l’auto, le short et la bombe effroyable
Ont amené sur terre en personne le diable.
Devant un tel progrès.., toujours plus infernal,
Je préfère trôner sur mon haut piédestal…
Merci pour vos bons soins, cortège, promenades,
Vivats, rires, chansons et même gasconnades.
Je vais, plus fier et dru, remonter dans l’azur
Où me caresse un air vivifiant et pur…
Là-haut, tant que j’aurai du plomb dans ma caboche,
Exact, je frapperai sur mon antique cloche
Pour égrener chaque heure en la fuite du temps ;
A mon rythme battra le coeur des habitants ;
Nous resterons toujours unis par la pensée,
Aux beaux soirs radieux ou dans l’aube glacée…
Sentinelle impavide, au sommet de ma tour,
J’assurerai la garde et la nuit et le jour.
Que notre ciel de France, Amis, se rassérène
Pour ne plus déclencher l’effroi de ma sirène.
Enfin je veux rester… et tenir jusqu’au bout,
Et si jamais je meurs, je veux mourir debout,
Semblable à Cyrano dans l’amour et la gloire,
Car votre Jacquemart… appartient à l’Histoire…
Sources : Archives municipales de Romans-sur-Isère ; 11 FLR 53 – Discours de Jacquemart – 30 janvier 1949