Juillet 1850 : la femme Blachon parle aux morts et est condamnée à trois mois de prison et 100 francs d’amende
Il est à peine trois heures après-midi et déjà plusieurs malheureux couverts de sales haillons ont été successivement condamnés à quelques jours de prison pour délit de vagabondage et de mendicité.
L’huissier audiencier appelle Thérèse Moine, femme Blachon. Aussitôt, elle vient, soutenue par deux jeunes filles qui sont ses servantes, s’asseoir sur le banc des accusés. Cette femme est vêtue avec recherche, avec luxe, un bonnet garni de dentelles, une robe en soie noire, un mantelet de même étoffe, un tablier en gros de Naples moiré, boucles d’oreilles, chaînes de cou, sautoir en or, le tout d’une grosseur et d’un poids en rapport avec la corpulence de leur propriétaire.
L’attention et la curiosité de l’auditoire, qui est très nombreux, redoublent.
M. le président : Quelles sont vos nom, prénoms, âge, profession, demeure, domicile ? Savez-vous lire et écrire ? Etes-vous reprise de justice ? Avez-vous des enfants ?
Femme Blachon : Je me nomme Thérèse Moine, femme du sieur Thomas Blachon, âgée de 55 ans, rentière, demeurant et domiciliée à Clérieux. Je sais lire et écrire. Je ne suis pas reprise de justice. J’ai deux enfants.
Le président : Vous vous dites rentière, n’avez-vous pas une profession même très lucrative ?
Femme Blachon : Non, Monsieur.
Le président : Vous parlez aux morts et par eux, moyennant salaire, vous donnez aux vivants d’excellents conseils pour la guérison de toutes les maladies.
Femme Blachon : Oh ! Monsieur ! ce n’est pas une profession, c’est un don de Dieu.
Le président : Un don de Dieu qui vous a rapporté, grâce à la crédulité des paysans, une fortune considérable.
Femme Blachon : C’est une calomnie des méchants qui ont renié le bon Dieu.
Le président : Enfin, vous savez ce qui vous amène devant nous.
Femme Blachon : Je suis une grande pécheresse et Dieu me châtie bien durement.
Le président : Vous avez péché envers Dieu et envers les hommes, vous avez abusé de la naïve ignorance des pauvres habitants de la campagne pour leur soustraire de l’argent, en leur persuadant que vous étiez en communication avec les morts et qu’ils vous apprenaient à guérir les hommes et les bestiaux. Vous êtes accusée d’escroquerie, qu’avez-vous à répondre ?
Femme Blachon : C’est une invention, ils venaient me dire qu’un parent était malade ou que leur vache n’avait plus de lait, je les engageais à aller à la messe, à prier Dieu, pour apaiser les souffrances de l’âme du dernier mort de la famille.
Le président : Vous assuriez que l’âme en peine était cause de la maladie et vous exigiez, pour ce beau conseil, cinquante centimes à un franc.
Femme Blachon : Ils me les donnaient, et puis je priais aussi, moi.
Le président : Vous saviez bien que vous n’étiez pas en communication avec les morts, qu’ils ne vous parlaient pas, en un mot, ce n’était que des manoeuvres frauduleuses.
Femme Blachon : C’est mon sort depuis l’âge de six ans.
Le président : Que dites-vous ? Quel sort ?
Femme Blachon : Les morts me disaient qu’ils voulaient des prières pour leur âme.
Le Président : Ne venez pas continuer vos impostures devant le tribunal, ne revenez pas sur l’espèce d’aveu que vous avez semblé faire tout à l’heure. Un aveu complet, un repentir sincère, vous obtiendront seuls l’indulgence de vos juges, reconnaissez que vous spéculiez sur l’ignorance et sur la crédulité de vos voisins.
Femme Blachon : Comme vous voudrez, M. le président.
Le Président : Je ne veux rien que la vérité.
Femme Blachon : Je n’allais pas les chercher, ils venaient chez nous, il fallait bien leur répondre.
Le Président : On ne vous a pas accusée de les attirer chez vous en les prenant au collet, vous comptiez sur votre réputation et sur vos compères.
Femme Blachon : Je n’ai pas de compères. Les gens venaient malgré moi, j’avais beau me cacher, ils me forçaient à leur parler.
Le président : Vous vous cachiez par calcul, vous vous faisiez chercher pour être plus sûre d’être trouvée. Vous entendrez un témoin qui déposera que vous saviez par des compères, les maladies des hommes et des bestiaux dans tous vos environs et aussi que pour épaissir le bandeau qui fermait les yeux de vos dupes, vous vous empressiez de leur parler de la maladie de la personne ou de la bête qu’ils voulaient guérir, en ajoutant que depuis longtemps vous en étiez instruite par l’âme du dernier défunt qui expiait ses péchés dans le Purgatoire.
Femme Blachon : Quelle invention… Dieu m’a donc abandonnée… Je ne conseillais que de bonnes prières, de bonnes messes.
Le Président : Vous aurez un témoin qui vous démentira encore sur ce point. Vous prétendiez que la messe dite par un laïque, le matin, à la lumière, était aussi bonne, aussi efficace, que celle qui était célébrée par un prêtre dans une église et vous preniez de l’argent pour dire une semblable messe.
Femme Blachon : On veut donc ma perte, ma mort.
La femme Blachon a l’air de se trouver mal, ses deux servantes l’entourent et s’empressent de la faire revenir à elle, elles lui font respirer du vinaigre des quatre voleurs.
Elle a repris ses sens.
Le Président : Vous avez été malade, dernièrement.
Femme Blachon : Oui, monsieur le président.
Le Président : Vous avez consulté des médecins, M. Peloux de Romans et M. Bodin de Saint-Donat.
Femme Blachon : Oui, monsieur.
Le président : Vous n’aviez pas, lorsqu’il s’agissait de vous, confiance en votre sort de parler aux morts. N’est-ce pas une preuve que vous avez sciemment et volontairement trompé tous ceux que leur bêtise entraînait chez vous ?
Femme Blachon : Il faut bien contenter tout le monde.
Le Président : Oui, si c’est une chose possible, mais jamais en abusant de l’ignorance de ce que vous appelez tout le monde. Vous allez entendre les témoins qui ont déposé déjà dans l’instruction.
Dix témoins, hommes et femmes, viennent démontrer d’une manière claire, évidente, les charges qui pèsent contre la prévenue.
Me Bossard, jeune avocat, dans une plaidoirie courte et bonne, fait ressortir tons les moyens qui militent en faveur de sa cliente.
M. Aymard Duverney, substitut de M. le procureur de la République, soutient avec sa logique ordinaire la culpabilité de la femme Blachon.
Le tribunal, après s’être retiré quelques minutes pour délibérer, rentre dans l’audience et prononce son jugement qui, par application des articles 405 et 463 du code pénal, condamne la femme Blachon à trois mois de prison et 100 francs d’amende.
Sources : Archives municipales de Romans-sur-Isère – Le Courrier de la Drôme et de l’Ardèche.